La cité des enfants perdus
Catégorie: Le plus beau métier du monde
Les deux premières semaines de cette nouvelle année avec mes petits sont plutôt speed, pleines, épuisantes mais on fait semblant de ne pas s'en rendre compte, je préfère voir les réussites que toutes ces petites choses qui continuent de se barrer en c***.
Je préfère voir A., mon grand dadet de CM2 agité en permance, qui a reçu mon avertissement 5 sur 5 et qui depuis ces derniers jours fait des efforts de titan pour se tenir à carreau, fier comme un paon quand je l'en félicite et l'en remercie. Parce que je l'ai prévenu: "si tu mets pas la pédale douce, toi et moi on va s'attraper, je m'attrape pas souvent avec mes élèves, mais crois moi tu m'as jamais vu en colère". Mon coup de gueule version "je te le dis cash yeux dans les yeux" a bien fonctionné avec lui. Il est intelligent. Je lui donne du respect. Je lui demande du respect. Il a compris. Il m'en donne en retour. Et je sais qu'il est sur la bonne voie.
Je préfère ne pas voir B., gamin de CE2, qui oublie ses cahiers tous les jours et qui fout rien en classe - deux heures pour copier 10 lignes - même que trois rendez-vous avec sa mère n'ont rien changé, parce qu'il est tellement brillant ce petit, juste tête en l'air, parce que c'est sa propre mère qui jette ses poésies à la poubelle, que visiblement elle trouve pas ça grave, que si si elle surveille quand il fait son cartable hein elle comprend pas pourquoi il a pas ses affaires, qu'elle ne signe jamais les mots que je lui mets dans le cahier ah bon y'avait un mot?... après tout il est intelligent si vous saviez. Ben non, je sais pas justement.
Je préfère voir A., gamin surdoué pour de vrai celui là, qui a commencé l'année sur les chapeau de roue, qui hurlait au lieu de parler, bordélique comme pas possible, son bureau littéralement envahi par toutes ses affaires en vrac toute la journée, jusque par terre, qui n'avait pas une once de concentration et une écriture affreuse, aujourd'hui complètement changé, calmé, qui lève le doigt pour parler et sait même chuchotter, qui commence à ranger ses affaires correctement, tout seul, sans que j'ai rien à dire, qui écrit désormais vraiment bien, une vraie révélation pour sa maman d'ailleurs, et qui a gagné en sérénité, tout simplement.
Je préfère ne pas voir H., élève qui se moque totalement de l'école, dont les parents refusent systématiquement le soutien scolaire et me font porter le chapeau pour ses difficultés, tellement larguée la gamine, qu'elle passe son temps à copier sur ses camardes et à jouer avec ses stylos ou ses barettes, ne comprend rien, pas étonnant, elle est en CM1 avec le niveau d'un élève de CE1! Je ne peux pas faire grand chose pour elle, il lui faudrait un enseignement vraiment adapté pour reprendre ne serait-ce que les bases de la lecture, mais moi je n'ai pas le temps. Tristement vrai. Et dès que je tente de mettre quelque chose en place pour elle, ça dégénère, parce qu'elle ne veut pas être considérée à part, parce que ses parents n'arrête pas de me dénigrer et de la traiter comme le vilain petit canard. Il lui faudrait un suivi psychologique, mais là encore, les parents font barrage. Peine perdue... avec elle je ne sais plus vraiment quoi faire.
Je préfère voir L., gamine en grande difficulté mais qui s'accroche elle, qui se décarcasse même quand elle est paumée au milieu de la pampa des fractions ou des groupes nominaux, qui ne lâche jamais le morceau, qui essaie de comprendre tellement fort que forcément, je sais qu'elle fera quelque chose de sa vie, pour peu qu'on l'encourage dans son obstination. Qui sait qu'elle a des lacunes, des grosses lacunes, puisque je le lui ai clairement dit, mais qui a aussi entendu quand j'ai ajouté que dans la vie, il ne faut jamais lâcher, que c'est comme ça qu'on garde la tête de l'eau. Je la regarde surnager avec cette détermination impressionante, et quand je sens qu'elle coule un peu, je tends la perche. Elle je l'emmène tranquillement vers la suite sans trop me faire de soucis, parce qu'elle fait sa partie du job, et ses parents aussi.
Je prefère ne pas voir M., petite de CE2 qui ne comprend rien à ce que nous faisons en classe, qui se contente de singer ses camarades, qui à la récréation joue avec les petits de CP plutôt qu'avec les camarades de son âge, qui me regarde en coinçant sa langue entre ses dents quand je lui parle, incapable de me répondre, tellement discrète que la plupart du temps je finis par l'oublier, tellement muette que j'en viendrais presque à souhaiter qu'elle bavarde en classe, histoire de l'entendre un peu, de la voir vivre un peu.
Je préfère voir N., forte tête de CM1, dont la maman m'a plusieurs fois mis en garde, sous entendant que je n'arriverais jamais à rien avec lui et qu'il finirait en pension, puni de récréation une bonne partie du temps, avec qui aussi je me suis gravement pris le bec avant les vacances, là aussi version "je te cause cash yeux dans les yeux", lui disant texto que s'il continuait à me prendre pour une conne, il allait pas être déçu du voyage et que c'est lui qui allait de trouver bien con à l'arrivé, que d'accord j'étais une maîtresse sympa, mais que si je pétais un plomb, ça allait chauffer pour sa tête. L'intimidation a du bon parfois. Faut croire que dans ces moments là je dois pas avoir l'air fine, parce que depuis c'est littéralement un ange. Plus une seule punition en classe, il fait même du zèle, tenant extrèmement bien ses cahiers, participant en classe, recherchant mon approbation avec un peu d'appréhension dans les yeux. Un vrai bonheur. La prochaine étape c'est de lui faire prendre confiance en lui, pour de vrai, maintenant qu'il a compris qu'il pouvait bien faire.
Je prefère ne pas voir C., gamine perdue de CM1, totalement à la ramasse, avec la vivacité d'esprit d'un bulot, et l'envie de s'en sortir d'une fougère. Quoi que, même la fougère est plus prolifique que cette gamine. Totalement pourrie et adulée par ses parents gâteux, elle ne fait aucun effort intellectuel, même pas celui d'écrire son prénom correctement, alors qu'elle en a les capacité. Elle attend qu'on lui fasse tout, y compris qu'on pense pour elle. elle est juste posée là dans la classe, à attendre. J'ai tenté de la secouer dans tous les sens, ar tous les moyens, rien ne prend. Elle est comme de la gelée. Sur le coup elle remue bien, on se dit que c'ets bon, ça y est, on a démarré quelque chose, on tourne le dos un instant et blop, elle a repris sa forme de base: un gros tas inerte. Elle me désespère littéralement.
Je préfère voir ceux de mes élèves qui font des efforts énormes, chaque jour, pour changer, pour s'améliorer, pour ne pas déccrocher, pour rester dans la course, ces gamins qui essayent, qui se battent, qui ont envie et qui le montrent. Je préfère voir ceux là plutôt que tous ceux pour qui je n'y arrive pas, ceux face à qui je suis perdue, intuile, impuissante. Ceux que je n'aide pas. Que je regarde dériver, inéxorablement. Je préfère voir ces parents qui sont derrière leur enfants, qui s'inquiètent, qui les accompagnent, qui prennent du temps, qui font eux aussi des efforts, qui font parfois des sacrifices, qui me font confiance, qui m'aident à bien faire mon travail. Je préfère voir ces gamins à qui je suis utile, ces gamins que j'arrive à relever, à emmener, à pousser, à intéresser, à enrichir, à prendre confiance en eux, en ce qu'ils sont capables de faire, ces gamins que j'arrive à aider.
Parce que les autres me hantent comme un crime.